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Elle a mille ans la ville,
Le ville âpre et profonde;
Et sans cesse, malgré l'assaut des jours
Et des peuples minant son orgueil lourd,
Elle résiste à l'usure du monde.
Par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leur cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres.
Un air de soufre et de naphte s'exhale ;
Un soleil trouble et monstrueux s'étale ;
L'esprit soudainement s'effare
Vers l'impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encore
Ce qui se meut en ces décors.
O ce monde de fièvre et d'inlassable essor
Rué, à pleins poumons lourds et haletants,
Vers on ne sait quels buts inquiétants ?
Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur.
Drapée en noir et familière,
La Mort s'en va le long des rues
Longues et linéaires.
Drapée en noir, la Mort
Cassant, entre ses mains, le sort des gens méticuleux.
Vêtue en noir et besogneuse,
La Mort s'en va le long des rues.
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Ce sont des hommes, des femmes, des enfants ; ces derniers, pour la plupart accompagnés de mains de femmesm. Il serait difficile de les énumérer tous et de raconter leur destin, ce ne serait loisible que pour quelques-uns. Le vent les saupoudre indifféremment de sciure. L'aspect des pèlerins vers l'est ne se distingue en rien de celui des pèlerins vers l'ouest, vers le sud et vers le nord. Du reste, les rôles sont interchangeables, on le verra une heure plus tard. Il y en a même qui bifurquent, qui vont du sud à l'est, du nord à l'est, du nord à l'ouest, du sud à l'ouest. Ils sont aussi réguliers que ceux qui meublent l'intérieur des tramways et autobus. Ceux-ci sont assis en poses diverses et augmentent ainsi le poids inscrit au-dehors des voitures. Ce qui se passe dans leur âme, qui l'éluciderait ? Un chapitre énorme.
Je suis si seule
Si je trouvais
Au moins l'ombre
D'un cœur aimant
Ou quelqu'un
Qui m'offre une étoile
Toujours les anges
La saisiraient au vol
De ci de là
J'ai peur
De la terre noire
Comment m'en irais-je ?
J'aimerais être enterrée
Dans les nuages
Partout où croît le soleil (bis)
Je suis si seule
Si je trouvais
Au moins l'ombre
D'un cœur aimant
Et les voici en route, pesant cent à deux cent livres, revêtus de leurs habillements, chargés de sacs, de paquets, de clefs, de chapeaux, de râteliers et de bandages herniaires - en route sur l'Alexanderplatz - et qui conservent les bouts de papiers oblongs et mystérieux où lire se peut : Ligne 12, DA, BCC et autres signes cabalistiques et profonds, perforés à quatre endroits de ce billet, ainsi libellé dans la même langue allemande que la Bible et le Code Civil. Roumm, Roumm, Remouton. Encore un rail.
La police de circulation, formidable, gouverne la place. On la trouve, sur la dite place, en plusieurs exemplaires. Chaque exemplaire regarde à droite et à gauche, d'un oeil expert. Guêtres aux jambes, matraques de caoutchouc au flanc droit. Quand ses bras s'étendent de l'ouest à l'est, le nord et le sud s'arrêtent, l'est coule vers l'ouest, l'ouest vers l'est.
Puis l'exemplaire tourne automatiquement : le nord afflue vers le sud, le sud vers le nord. L'uniforme de l'agent souligne énergiquement la taille, son mouvement déclenche le transbordement de trente personnes privées, qui, en partie, s'arrêtent au refuge, en partie traversent d'un coup et continuent leur chemin. Le même nombre a nagé en sens inverse. Tous sont arrêtés, rien n'est arrivé.
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